La population obèse dans le monde et au sein de notre pays est aujourd’hui ciblée en terme de risque pour la santé publique et touche en France plus de 5 millions d’individus
 ( INSEE, 2002 ). Parallèlement au souci de prévention et de soins organisé par les services publics, on assiste à des revendications identitaires sur le modèle américain des groupes de pression sociale ou sur le modèle associatif en France.

Ces préoccupations sanitaires témoignent de la prise en charge bio-psycho-sociale du phénomène tandis que les appels identitaires associatifs viennent affirmer la volonté de trouver une place individuelle et collective des personnes obèses dans la société industrielle qui doit aujourd’hui composer avec ce qu’elle a elle-même produit et qu’elle tolère mal : un phénomène qui bouleverse les normes du rapport au corps

Mais qu’en est-il de la vie sexuelle et érotique de ces personnes, dont « l’excès de corps » est tantôt soigné, tantôt revendiqué, et parfois les deux à la fois ?

L’hypothèse de la présente recherche, découlant de la modification des normes du corps, de la position hors norme des femmes obèses, loin des canons de beauté socialement valorisés, consiste à penser que l’obésité est un handicap à la fonction érotique féminine.

Les connaissances scientifiques sont encore fragiles et les niveaux de preuve discutables car elles peuvent donner lieu à différentes interprétations en fonction de l’angle choisi. L’obésité reste soumise à une lecture médicale le plus souvent moralisatrice, malgré une évolution sensible ces dernières années… Elle reste un bon exemple d’une pathologie « coincée » entre médecine et culture, « obésité » pour la médecine, « grosseur, opulence, rondeurs » pour la culture… Peut-être devrons-nous dans un proche avenir nous résigner à ce que 10 % au moins de la population d’un pays soit obèse…

Pour le sexologue, il est important d’être informé du constat, des enjeux, des mécanismes généraux qui mettent en place l’obésité ainsi que des différents facteurs susceptibles de la maintenir ou de la faire régresser. Les facteurs liés aux troubles psychosexuels ou bien aux étapes de la vie d’une femme ( adolescence, grossesse, ménopause ) sont souvent présents mais difficilement identifiables. Le fait de savoir qu’ils peuvent être impliqués permet une meilleure qualité de l’accompagnement sexologique.

D’autre part, la massivité des formes corporelles tend à faire considérer ces personnes comme des « machines thermodynamiques » plutôt que comme des « machines désirantes » affirme Deleuze. Pourtant, les capacités « désirante » et « fantasmatique » des femmes obèses fonctionnent très bien !

La féminité n’est certes jamais un chemin facile… il semble qu’il le soit encore moins pour les femmes obèses… les obstacles y sont plus nombreux, à l’intérieur et à l’extérieur…

Sur ce parcours, il y a aussi des étapes… le réveil à soi-même difficile, pour bouger psychiquement, la femme grosse doit se mobiliser physiquement… et ressentir la loi de la pesanteur… lutter avec la masse corporelle et avec les regards, les représentations… l’accès à la fonction érotique semble très dépendant de ces regards, qui voient le corps dans sa nudité et le touchent dans sa chair…

On a le sentiment que le dispositif culturel en place est extrêmement codifié, dans une même grammaire de la beauté (apparence, charme, jeunesse…) et dans une mondialisation des stéréotypes de la discipline esthétique, visant à garantir et à sauvegarder le désir sexuel, dont le but reste peut-être de façon implicite la reproduction de l’espèce…

Conquérir le bonheur d’être une femme est une lutte… c’est cette lutte à laquelle les artistes font référence, au-delà des apparences heureuses, des rondeurs, des couleurs pastels et des poses artistiques pour les photos…

L’art permet à la femme grosse d’occuper dans le social un espace qui lui est refusé dans la vision normative et stéréotypée de la beauté.

De plus, par son décentrement des normes en vigueur, l’art stimule la créativité d’une certaine subversion, restant toutefois dans le créneau visible du « grand public ». Il s’agit de montrer que les grosses ne sont pas dangereuses, c’est avant tout un message politique de non-violence…

Par ses messages subversifs, l’art sait conjuguer les contraires et interroger les consciences mieux que ne le font les meilleurs discours. L’art et l’érotisme ont en commun leurs références à ce qui, dans la société, est hors-norme, mais également une certaine forme d’action sur les corps, les formes, l’espace. Selon Bataille, « Ce qui est en jeu dans l’érotisme, c’est toujours une dissolution des formes constituées ».

L’épidémie d’obésité est-elle de nature à faciliter une culture des gros, comme cela s’est passé pour l’épidémie de sida avec les gays ? La sexualité des gros est-elle suffisamment éloignée de celle de monsieur ou madame tout le monde pour étayer une revendication culturelle et érotique différente de la norme en la matière ?

Je ne le pense pas… si le phénomène des « FA » ( Fat Admirers ) est, à certains égards, comparable à la révélation d’un « coming -out », il ne l’est pas dans sa nature même et ne concerne « que » le dépassement de la honte liée au fait de désirer la chair abondante et non l’exercice d’une sexualité aux codes sensiblement différents…

Avec les grosses, il s’agit plus d’une culture de la différence. D’ailleurs, le fait est que dans cette recherche, je n’ai guère eu de témoignages allant dans le sens d’une culture de la grosseur… mais plutôt d’une lutte pour revendiquer le fait que les grosses sont « comme les autres », une lutte pour rentrer dans la norme tout en étant singulière et unique en tant que femme, un combat contre l’indifférence…

La femme n’a nul besoin de reconnaissance publique pour exister dans le secret des alcôves, et ceux qui veulent se rencontrer disposent avec Internet et les associations de multiples possibilités.

Force est de constater ici que des thèmes reviennent régulièrement dans les entretiens :

La question des rondeurs et de la nuditéla honte de soi seule et accompagnéele dégoût inspiré par le corpsla nécessité d’accepter une relation sans réel désir, parce que les occasions sont rares et non choisies,l’incompréhension résultant de l’attirance provoquée par un corps qui fait hontela question de la norme socialela blessure au corps qui touche l’âme et prend des années à cicatriserle regard de l’homme recherché pour une approbation du désirl’activité sexuelle comme paravent au jugementle courage à trouver pour se lancer, affronter, oser, la recherche constante d’une réparation à l’estime de soi égratignée, parfois douloureusement meurtriela boulimie sexuelleles caresses autoérotiques qui rassurentl’oubli du corps dans le coït…

L’obésité ne modifie pas fondamentalement la biologie et la physiologie sexuelles féminine ( le potentiel érotique est préservé au niveau de ses expressions possibles ). Ce sont les tabous qui influencent fortement car ils tendent à mettre hors jeu érotique la femme ronde ( en lien avec le dégoût ), la tradition culturelle et religieuse faisant fonctionner la mécanique de la honte ( inscrivant la femme ronde dans un cercle vicieux d’autodépréciation ).

La fonction érotique des grosses est une réalité cliniquedont il n’est plus question de douter après cette enquête ! Le monde fantasmatique qui nourrit cette fonction est le même que pour les autres, comme en témoigne ce récit anonyme :

« En ce qui concerne la fonction érotique très vivace comme pour toute femme, quelle que soit son apparence, elle se nourrit aussi peut-être d’un monde fantasmatique très développé. Quand le désir est présent et qu’il ne peut pas être partagé, on divague, on rêve, on élabore des fantasmes, hallucinant les rapports que l’on ne vit pas. Peut-être qu’on se crée alors la possibilité de lutter contre la frustration au même titre qu’un enfant n’ayant pas une mère « suffisamment bonne ». Cet enfant apprend à différer son plaisir en nourrissant son désir. Il me semble que le mécanisme est un peu le même pour nous femmes grosses (ou pas). Il y a la souffrance de ne pas être choisie facilement mais la possibilité de rêver à ce qui pourrait être, en développant des désirs (conscients ou inconscients). Et quand en plus, on profite de ses expériences heureuses et malheureuses pour construire sa légitimité, avec l’acceptation du corps, tel qu’il est avec peu de possibilités de changements, on arrive à une fonction érotique de meilleure qualité, moins incertaine, plus affirmative”.

J’ai relevé six éléments présents dans l’activité érotique de la femme grosse qui nous semblent garantir l’exercice d’une pleine féminité. En même temps, ces éléments sexologiques peuvent servir d’étayage dans les méandres de l’entretien, et aider le sexologue dans son diagnostic et dans l’élaboration de sa stratégie thérapeutique. Il s’agit de l’auto-érotisme, du fantasme de séduction, de la recherche du « corps à jouir », de la légitimité par l’orgasme, de la persistance d’une activité fantasmatique « de base » et de la pénétration.

J’ai aujourd’hui une double certitude :

La première est que certaines femmes sont encore inhibées par les valeurs sociales négatives et les tabous qui pèsent sur l’érotisme féminin des grosses. La seconde, plus heureuse, est que certaines d’entre elles n’ont pas attendu ce moment pour vivre et concrétiser leur liberté érotique dans l’espace social. Ces dernières ont conclu un pacte positif avec leur corps et méprisé les influences négatives externes… puissent-elles, s’il est possible, montrer ce chemin aux premières… ainsi qu’à tous ceux qui en ont besoin…

Je suis parti de l’idée que les rondeurs pouvaient entraver la voie de l’érotisme de la femme obèse… j’arrive finalement à l’idée contraire, à savoir que l’érotisme ne dépend nullement du poids.

Il est cependant vrai que les blessures liées au regard social, dans l’être-au-monde interrelationnel, existent et font souffrir les femmes dans leur estime et leur confiance en elles. Mais le corps à jouir n’est pas de même nature que le corps social, et une fois libéré des contraintes réelles et imaginaires, il est remarquable de constater que ces femmes savent se dépasser, s’abandonner à leurs sensations et s’intéresser à leur jouissance et à celle de leur partenaire.

L’obésité ne fait donc pas des femmes des non-femmes et en ce qui concerne l’érotisme, rien n’est jamais complètement gagné, mais rien n’est jamais totalement perdu…

Cette recherche sur la fonction érotique des femmes grosses a poussé une porte qui jusque là n’a guère été ouverte notamment plus par les artistes que par les universitaires… pourquoi ? Le sujet est-il d’une telle évidence qu’il ne valait la peine qu’on s’y attarde ?

Ce n’est, ni ma conviction, ni ce que m’ont dit les femmes que j’ai rencontrées. A l’issue de cette recherche, je dois en convenir : la fonction érotique féminine est réelle et multiple comme les femmes le sont. Elle demeure une énigme et consacre dans l’érotisme la part essentielle de l’éternel féminin…

3 commentaires

  • Manon Posté 12 janvier 2008 16 h 47 min

    Inspecteur Lanord, allez vous résoudre l’énigme de la fonction érotique féminine ? Vous avez sans doute résolu celle de la fonction érotique masculine ? Par ailleurs pourriez vous définir l’éternel féminin ? Décidemment je ne comprends pas bien votre langage…

  • Laurent Lanord Posté 13 janvier 2008 16 h 49 min

    Percer le mystère de la fonction érotique féminine est une vieille histoire et une tâche trop vaste pour moi, ma chère Manon…d’aille urs, comme vous le pointez vous même très bien, l’éternel féminin est sans doute indéfinissable…
    Amicalement,

  • Amie Posté 14 juillet 2016 18 h 20 min

    Merci pour cet article !

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